le livre, écrit en 1947, est une réponse aux critiques condamnant l’engagement de la littérature qu’opère Sartre dans sa production littéraire.
En effet, il lui a été reproché de prendre en otage la littérature sous une conception engagée, politique, utilitaire, reniant ainsi la littérarité de cet art.
Au contraire, Sartre va tenter de démontrer en quoi la littérature doit aussi se comprendre comme médium entre des pans de la société, comme opération révélatrice de ce qu’est celle-ci.
La montrer à elle-même, la faire (se) réfléchir.
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I Qu’est-ce qu’écrire
Sartre différencie le geste d’ "écrire" des autres activités artistiques. Il ne s’agit pas de langage formé par les sons ou les couleurs, de créer un objet imaginaire mais d'en désigner.
Les productions de ces autres activités sont imprégnées de ce qu’elles expriment.
Elles ne disent, ne signifient pas seulement.
Elles représentent une chose qui est, pas qui existe.
Au contraire, l’écrivain s’intéresse aux significations, à la parole : elles expriment.
Ici encore, une autre différenciation est à faire au niveau des mots entre prose et poésie qui sert les mots, qui ne nomme pas le monde, n’utilise pas le langage.
« Le poète a choisi une fois pour toute l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. »
Il est hors du langage qu’il conçoit comme structure du monde extérieur.
En somme, le poète crée un objet comme le peintre, il fait devenir, opacifie, matérialise le mot comme chose.
Le parleur, lui, est en situation dans le langage. Les mots prolongent ses sens, le corps verbal qu’il se constitue étend son action sur le monde.
Sur ce dernier point et sur l’imaginaire, Sartre se rapproche du regard et de la sensibilité de Merleau-ponty qui publie peu après Phénoménologie de la Perception.
En note, Sartre écrit « Originellement, la poésie crée le mythe de l’homme quand le prosateur trace son « portrait. »
Selon Sartre, le poète moderne s’engage à échouer. Il y a une poésie échec, (les poètes maudits, etc.) qui se distingue d’une prose réussite. La prose est utilitaire par essence. Le prosateur se sert des mots.
Parler, c‘est agir, dévoiler la situation, pas seulement témoigner.
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(Digression sur le statut de la poésie dans ce livre) :
Trop peu souvent, Sartre précise, nuance ces différences pour qu’on ne puisse pas, à partir de cela, justifier une hiérarchie entre arts, entre poésie et prose.
Mais il n’ignore rien des poètes résistants tel qu’Eluard ou Char pour ne donner qu’un exemple.
La poésie a tout à voir aussi avec la condition humaine, même si son rapport au langage a connu la plus vive crise avec la guerre de 1914. Sartre écrit aussi que celle de 40 a revalorisé le langage.
De même, si la poésie s’est engouffré dans une conscience malheureuse (Baudelaire, Mallarmé, Valéry, Pessoa, etc), la prose n’est pas en reste.
Car c’est en dévoilant, en réfléchissant qu’on acquière et qu’on surmonte cette conscience.
Il est vrai qu’il s’agit aussi pour Sartre d’exprimer ici une première ramification au sein du geste d’écrire qui se prolonge au niveau de la fonction de la littérature même.
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« Il s’agit dès lors de savoir quel aspect du monde dévoiler, quel autre passer sous silence, quel changement apporter par cette action. »
On le dit d’une certaine façon.
C’est le style, « la valeur de la prose » qui doit arriver comme en plus, de façon transparente pour que le regard qui traverse les mots ne s’y arrête pas mais glisse mieux dessus pour atteindre ce qu’on projette de dévoiler, de désigner.
Or ce sont les exigences du sujet qui engagent l’artiste à se forger de nouvelles techniques.
Enfin, Sartre fait sa fête aux critiques, ces gardiens de cimetière qui attendent la mort d’un auteur pour l’encenser, l’embaumer, le stériliser une fois que l’histoire a fourni leur place, le sens de leur œuvre.
Mais écrire, c’est chercher à avoir raison, chercher à révéler, à parier au présent sans savoir si l’histoire donnera tort à ce projet.
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II Pourquoi écrit-on ?
L’homme dévoile ce qu’il y a. Nous organisons ce qui est par nos actes mais nous ne produisons pas l’être.
Or, la création artistique répond entre autre au fait d’être inessentiel.
Nous mettons en lumière, nous fournissons de la conscience à quelque chose.
Puis le dévoilement s’efface, jusqu’à ce que quelqu’un d’autre répète l’opération au même endroit. Toujours en sursis donc.
Mais notre création nous échappe toujours une fois produite. Ce sont nos opération de productions que nous y lisons à la place.
Pour Sartre, « l’objet littéraire est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement ».
L’écrivain projette et le lecteur progresse, suppose, attend, envisage l’horizon reculé du livre jusqu’à son terme.
Partout l’écrivain retrouve sa propre subjectivité dans l’œuvre. Mais il ne touche que ses effets. Il ne peut pas lire, percevoir.
On n’écrit donc pas pour soi, puisqu’il ne s’agirait que d’un prolongement sans tension.
« L’opération d’écrire implique celle de lire comme son corrélatif dialectique », nécessite les régulations, les efforts, les exigences entrelacées de l’auteur et du lecteur.
Le lecteur fait la synthèse de la perception et de la création. C’est à partir de ses efforts que l’objet et le sujet sont essentiels. C’est le lecteur qui crée et dévoile l’œuvre comme totalité organique.
L’objet est produit dans le silence du lecteur, et créé dans celui de l’auteur et des ses intentions.
Silence d’avant le langage en tant que parole activée ; mais aussi durant leur communication, dans la durée de la lecture.
Ecrire un livre, c’est écrire une lecture, une création dirigée qui emprunte les chemins de la subjectivité du lecteur pour être achevée.
C’est un appel rendant le dévoilement objectif, un appel à la liberté du lecteur.
Le livre n’est pas un moyen pour cela mais « se propose comme une fin à la liberté du créateur ».
Kant, au contraire, parle de finalité sans fin de l’œuvre d’art.
Si l’appel est entendu, l’œuvre d’art est valeur (c’est aussi à entendre au sens nietzschéen).
« Car c’est bien le but final de l’art : récupérer ce monde-ci en le donnant à voir non pas tel qu’il est, mais comme s’il avait sa source dans la liberté humaine. »
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III Pour qui écrit-on ?
Réponse de base ; toujours pour le lecteur universel, certes.
Sartre précise pour revenir sur ses descriptions précédentes idéales en traçant le parcours d’une certaine histoire de la littérature. En fonction du public, du pouvoir, des classes, du mode de reconnaissance.
Ici, aucun compte-rendu ne vaut la lecture de ces lignes.
C’est en fonction des lecteurs qu’on se donne, engagés dans l’histoire, en fonction de leur historicité qu’on se forge un sujet pour une œuvre.
Sartre donne l’exemple de Black Boy de Richard Wright, écrivain noir américain. Celui-ci s’adresse en période de ségrégation non pas seulement aux noirs, ni juste aux blancs, il ne se contente pas du succès de son œuvre en Europe, mais s’adresse à la fois aux noirs cultivés du nord et aux blancs de bonne volonté (intellectuels démocrate de gauche, radicaux, ouvriers syndiqués du C.I.O., etc.)
Dès lors, chaque mot renvoie, s’adresse à 2 contextes. L’originalité de son œuvre réside ainsi dans cette tension. Cette situation d’entre-deux, mais aussi de parasite de la classe dominante a connu pour Sartre son plus grand exemple avec les Lumières :
venant de la bourgeoisie, entretenus par l’aristocratie, écrivant pour les 2, dévoilant, travaillant et mettant en lumière la société entre ses groupes et dans sa corporalité.
« La littérature concrète sera la synthèse de la Négativité », au sens hégélien.
L’engagement de l’écrivain est la médiation ; « […] il fait passer pour lui et les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi. »
Cette partie débouche naturellement sur une dernière, "Situation de l’écrivain en 1947", avec les problèmes de l’époque qui sont en grande partie toujours actuels.
En particulier ceux essentiel du public à appeler et à trouver, ainsi que sur le rôle des mass médias.
Questions et enjeux pour la littérature à venir d’aujourd’hui
« Ces questions que notre temps nous pose et qui seront nos questions sont d’un autre ordre.
Comment peut-on se faire homme dans, par et pour l’histoire ?
Est-il une synthèse possible de notre conscience unique et irréductible et de notre relativité, c’est-à-dire d’un humanisme dogmatique et d’un perspectivisme ?
Quelle est la relation de la morale avec la politique ?
Comment assumer, outre nos intentions profondes, les conséquences objectives de nos actes ? »
« Le travail de base à exercer sur le langage est de nature synthétique, alors qu’il était analytique au siècle de Voltaire : il faut élargir, approfondir, ouvrir les portes et laisser entrer, en les contrôlant au passage le troupeau des idées neuves. Ce qui complique tout est que nous vivons en un siècle de propagande. »
NB : ce sujet fait partie d'une étude portant sur
Littérature & philosophie