La fête est ce moment privilégié, toujours attendu avec impatience,
qui se trouve moins à l'intérieur du temps social qu'à ses marges.
Soustraite au temps de la production, elle aura lieu la nuit ou bien à
ces dates du calendrier qui, marquant la jonction de deux périodes bien
déterminées, n'appartiennent en propre à aucune. Aussi est-elle propice à
la mise en relation de ce qu'il faut ordinairement séparer : les
classes sociales, les sexes, les âges, voire les vivants et les morts,
l'humain et le divin, le social et la nature.
Seulement, il y a finalement là moins confrontation, rencontre,
dialogue, que dissolution provisoire. L'individu lui-même, libéré de son
rôle social, est davantage sommé de s'étourdir et de se fondre dans
l'indivis que de s'exprimer. Au verbe se substitue la frénésie, la
jouissance, le vertige.
Oscillant entre le rituel et l'anarchie, la fête n'annonce pas un
ordre nouveau, elle n'est pas la révolution. Elle est plutôt une
parenthèse à l'intérieur de l'existence sociale et du règne de la
nécessité. Elle est aussi ce qui peut conférer une raison d'être à la
quotidienneté, d'où la tentation de multiplier les occasions de fêtes,
au point, note
Jean Duvignaud, que « certaines nations, certaines cultures se sont englouties dans la fête
1 ».
La fête : un moment seulement joyeux ?[modifier]Temps libéré des conventions, mais aussi des nécessités de la
production et du travail, la fête se doit d'être foisonnement créateur,
exploration de tous les possibles, au moins symboliquement.
Elle a partie liée avec l'art, la danse, le jeu. Elle est encore ce
temps où la spontanéité est non seulement permise, mais obligatoire.
Seulement, le caractère parodique de la fête joue le rôle d'un garde-fou
à l'égard des pulsions ; et sa tonalité bon enfant indique qu'elle
n'abolit l'ordre social que pour mieux permettre au groupe de se
retrouver, indépendamment des rôles constitués. La proximité physique va
de pair avec une certaine ambiance fusionnelle. Si la fête proscrit les
attitudes réellement agressives, elle n'est pas non plus l'occasion de
nouer des liens profonds d'amitié par le dialogue.
Elle est plutôt de l'ordre de ce que
Sartre appelait l' "adhérence". Tous sont censés participer d'un même élan,
être emportés. La fête est un tourbillon qui semble abolir
provisoirement les personnalités, mais donne pourtant à chacun
l'occasion d'exprimer des désirs habituellement réprimés, serait-ce sur
le mode de la farce. Ce paradoxe se comprend assez bien si l'on admet
que la fête est sous le signe, non du Moi, mais du Ça. Il va
généralement de soi que ce que l'on fait pendant la fête demeurera sans
conséquences, précisément parce que l'on n'est pas censé être alors
entièrement soi-même, il arrive que l'ivresse soit manifeste.
Néanmoins, selon
Roger Caillois,
c'est parce que sous nos climats l'ivresse et le masque ne vont guère
de pair que nos fêtes ne prennent pas un tour plus violent. Personne ne
peut alors prétendre incarner la violence légitime d'un dieu dont il
porterait le masque. Au contraire nos fêtes sont égalitaires, elles
dénudent et démasquent par la dérision. Ailleurs, plus ritualisée, la
fête n'est pas étrangère au tremendum, à l'épouvante caractéristique de
la confrontation au Sacré que l'homme moderne ne connaît plus guère
qu'au travers de certains films d'horreur.
Roger Caillois,
Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige (1958)
La fête, le temps et l'économie[modifier]La fête est encore frénésie parce qu'elle est inscrite dans un temps
limité, qu'il faut donc se hâter. Le temps de la fête est le présent:
pure dépense, la fête injurie l'avenir et l'économie. En effet le
plaisir n'est pas rapport à l'avenir, il n'est pas utile, mais il est sa
propre justification. Il ne renvoie donc pas à un horizon temporel. À
lire
Lévinas,
la jouissance est déjà engloutissement du temps et de la signification,
étourdissement. Si l'on consomme beaucoup pendant une fête, et
gratuitement, ce n'est pas par avarice, mais tout au contraire parce que
la peur de manquer plus tard est abolie, et que l'insouciance est de
rigueur. De même, si la fête a été préparée de longue date et a pu
coûter fort cher, cette dimension économique est suspendue pendant la
fête. Elle est tout le contraire d'un investissement, puisque tout ce
temps et toutes ces richesses s'y engloutissent d'un coup.
Le présent pur caractéristique de la fête ne signifie pas seulement
qu'elle est évasion du quotidien, intense exploration d'autres
possibles, ou impossibles, que la réalité quotidienne. Selon
Jean Duvignaud,
il s'agit de «s'engloutir dans le présent», ce qui impose de renoncer à
«la durée où s'accumulent le savoir et les actions concertées
humaines». La fête est donc une sorte d'anéantissement périodique de la
société, une chute dans le «puits sans fond du présent». On objectera
cependant que la dépense festive peut avoir une valeur ostentatoire :
elle permet d'afficher son rang, de constituer en obligés tous ceux qui
en ont profité. Elle n'est alors gaspillage gratuit qu'au sens
économique, pas au sens politique.
La fête et le Néant[modifier]Aussi bien la division du travail que son contraire, les activités
indifférenciées d'une communauté agricole, semblent conférer à la fête
une utilité politique derrière son apparence gratuité. La fête est
l'occasion de multiplier les rencontres avec ceux à qui l'on n'a jamais à
faire.
Elle est alors la condition du sentiment d'appartenance à une même
communauté. Mais elle permet aussi de changer la tonalité de nos
relations, souvent très formelles, avec ceux-là mêmes que nous
fréquentons quotidiennement: ils y perdent leur apparente
unidimensionnalité. Peu importe d'ailleurs que l'on ne retrouve jamais
les inconnus rencontrés lors de la fête ; l'on a du moins fait partie
d'une foule, l'on s'est approché du cœur vivant de la communauté.
Duvignaud oppose cependant à la conception contemporaine de la fête,
policée, fraternelle, les ravages et les destructions du carnaval. La
fête serait originairement confrontation au néant, au désordre pur, en
l'homme et dans la nature.
Elle serait moins refondation du lien social, comme l'a cru la
sociologie française, qu'épreuve de ce qui est radicalement l'autre de
la société, ivresse du néant. En deçà des règles, il y aurait non
seulement la promesse d'une intensité renouvelée de la vie collective,
mais encore le spectre de l'auto-destruction. L'instant de la fête
serait négation du temps de la société, non son fondement. Il est vrai
que si Freud distinguait et opposait la pulsion de mort et Eros, à
l'origine de la civilisation, Heidegger, lui, voyait dans le Néant,
audacieusement assimilé à l'Etre, à la fois la source et la réfutation
de toute réalité définie, de tout Étant.
Pourtant, la fête, si ambiguë et destructrice qu'elle soit
potentiellement, est surtout très conservatrice. Elle ne convoque tout
ce qui conteste l'ordre social que pour mieux l'intégrer, et mettre en
scène l'éternel retour de l'ordre immuable (
Mircea Eliade).
Elle est aussi ré-jouissance, appropriation charnelle d'entités aussi
diffuses qu'une victoire, une nation, ou un nouveau millénaire !
Mircea Eliade,
Le mythe de l'éternel retour Editions Gallimard / Idées - 1969